Au-delà du jugement des agences de notation, la dette publique française est pour l’instant protégée

Publié le par Mory

 

Tout d'abord, revenons sur la notion de rating


Les probabilités de défaut des emprunteurs (états souverains, institutions supranationales, banques, grands corporate) qui émettent sur les marchés financiers correspondent à des ratings accordés par les agences de notation. Ces ratings sont donc censés fournir à l’investisseur une information importante sur les risques de faillite d’un emprunteur à horizon 1 an. En effet, l’horizon de temps retenu pour le calcul des probabilités de défaut est généralement l’année puisque l’on considère que cette périodicité correspond bien à la définition des stratégies d’investissement et à la révision des limites de risques.

Qu’est que cela signifie concrètement ? En se basant justement sur les historiques des agences (on prendra, par exemple, comme source le Cumulative average default rates by rating modifier de Standard’ s and Poor’s), on constate que :

– la probabilité de défaut d’un AAA est de 0.008 % (soit un seuil de confiance très rassurant pour un statisticien de 99,992 %). Cela peut revenir à dire qu’un tel rating correspond, toutes choses égales par ailleurs, à un risque de 0.8 cas de défaut tous les 10 000 ans ou 8 cas de défaut tous les 100 000 ans !!!

– la probabilité de défaut d’un AA est de 0.021 %, soit 2.1 défauts tous les 10 000 ans.

– la probabilité de défaut d’un A est de 0.092 %, soit 9.2 défauts tous les 10 000 ans.

 

Autant dire que face à de tels constats probabilistes, les investisseurs disposent de capacités importantes en termes de limites de risque de contrepartie sur des émetteurs dits "investment grade" (donc notés de AAA à BBB-) par opposition aux émetteurs dits "speculative grade" ou "high yield" ( ratings inférieurs ou égaux à BB+). C’est ainsi que beaucoup d’investisseurs institutionnels n’ont tout simplement pas le droit d’investir en direct sur des signatures de la catégorie spéculative grade compte tenu des probabilités de défaut plus "alarmistes" (cependant, ils ont souvent recours à la gestion déléguée pour acheter des parts de fonds investis sur du high yield)

– par exemple, la probabilité de défaut d’un BB ressort à 1.7 % (comprenez 1.7 "chance" sur 100 de faire défaut sur l’horizon annuel)

– la probabilité de défaut d’un B est de 7.2 % (7.2 "chances" sur 100 de faire défaut sur 1 an)

– les choses se compliquent évidemment avec les moins bonnes notations : probabilité de défaut de 19 % pour un CCC (1 chance sur 5 de faire faillite à 1 an), de 30.9 % pour un CC (pratiquement 1 chance sur 3 de faire faillite) et de 50 % pour un C (donc 1 chance sur 2 de faire faillite).

 

Même si ces probabilités de défaut peuvent constituer l’alpha et l’oméga de l’analyste risques et de l’investisseur, il faut prendre du recul par rapport à ces données, car en réalité, les ratings attribués reposent sur un certain nombre de prérequis

– stabilité de l’environnement réglementaire

– stabilité des cycles économiques et absence de ruptures brutales et de changements de business modèles

– crédibilité des comptes de l’emprunteur, absence de window-dressing dénaturant la vision résultats et endettement, bien sûr absence de pratiques frauduleuses, toutes choses qui devraient être de nature à juger objectivement de la solvabilité de l’émetteur

– supposition lorsqu’il s’agit notamment de banques et souverains de la mise en œuvre de dispositifs non conventionnels par les banques centrales ou par des structures supranationales créées ad hoc – en d’autres termes la persistance de l’aléa moral avec un prêteur-acheteur sauveur en dernier ressort

 

L’historique récent de l’évolution des ratings de la Grèce montre à quel point les probabilités de défaut des "bons » ratings (de AAA à A) peuvent dans certains cas être minorées et sous-estimer les risques de faillite.
Souvenons-nous que la Grèce était encore notée A fin 2009.

Les agences de notation n’ont pas été très utiles pour les investisseurs puisque les dégradations d’un émetteur comme la Grèce ont souvent suivi la détérioration des spreads de crédit ou les plans de sauvetage qui ont mis à contribution créanciers privés et créanciers "publics".
Ainsi la Grèce est dégradée d’un seul "cran" à A- en avril 2010 juste avant le premier plan de sauvetage FESF-UE-FMI de mai 2010. La descente aux enfers va commencer en juin 2010 avec une dégradation brutale de "4 "crans" à BB+.

Il faudra attendre fin juillet 2011 après le second plan de sauvetage qui met cette fois-ci à contribution les investisseurs privés pour que le défaut grec soit quasi officialisé avec une note de CC. Ce second plan ne permettant toujours pas de restaurer des perspectives de solvabilité, il sera revu en octobre 2011 et de nouveau revu en février 2012. Ce n’est qu’au moment de cette nouvelle restructuration que les agences noteront la Grèce SD pour selective default avant de sortir du défaut la notation en mai 2012.

Puis même mise en scène avec le buyback (comprenez le rachat de dette) de décembre 2012 qui a conduit à un abaissement de la note de la Grèce à un niveau proche du défaut pour cette troisième opération de restructuration/sauvetage. Une fois cette opération "réussie", cette même note a été upgradée par l’agence Standard ans Poor’s de 6 crans de "défaut sélectif" à B- comme si cette agence croyait brutalement en la capacité du gouvernement grec à opérer les réformes budgétaires et structurelles indispensables
L’on voit bien en tout cas que tout ceci est ridicule et n’a pas grand sens. Les agences ressemblent en fait à un trader ou un investisseur qui ne feraient que vendre quand les marchés baissent et qui se précipiteraient pour racheter des positions short lorsque le marché remonte violemment.

 

 

La capacité d’anticiper les événements de crédit

Voilà qui conduit à se demander quels sont les meilleurs prédicateurs des risques de faillite ou en tout cas d’événements de crédit. Si l’on passe en revue les différentes approches d’évaluation du risque de crédit et de la solvabilité future, on mentionnera :

– l’analyse financière classique qui comprend des éléments objectifs (états financiers, ratios…) et subjectifs (qualité du management, stratégie…)

– l’analyse statistique avec les modèles de notation des agences et en complément les modèles internes de quantification des risques dans les établissements bancaires.

– l’observation des spreads de crédit des émetteurs sur les marchés financiers qui seraient censés incorporer un ensemble d’informations pertinentes dans le prix des titres obligataires de ces émetteurs.

 

Ce que nous pouvons dire est que ces approches sont à la fois concurrentes et complémentaires. S’il ne faut sans doute pas supprimer les agences de notation, l’investisseur aura compris qu’il doit compléter leur jugement par une analyse financière "propriétaire" et par un suivi des spreads de crédit (certes les marchés n’ont pas toujours raison, ils ont même souvent tort, mais ils sont souvent en avance sur les agences dans l’appréciation de la dégradation de la qualité de crédit de certains émetteurs).

 

De manière plus générale, si l’on se réfère à l’histoire récente des marchés financiers, nous avons vu nombre d’émetteurs ou de transactions notées de la meilleure des façons par les agences donc pour lesquels il aurait été impensable de se poser la moindre question en termes de solvabilité se retrouver en situation de vrai risque de crédit.

Pourquoi un si faible pouvoir prédictif des agences ? Nous voulons revenir sur trois types de raisons qui peuvent éclairer sur la question :

1) Les agences (et on l’a bien vu à propos de la saga grecque) sont trop procycliques et les dégradations de certaines signatures sont souvent trop tardives. Ce fut le cas des opérateurs Télécoms dégradés dans les années 2002-2003 alors qu’ils auraient pu l’être au plus fort de la bulle techno donc en 2000 voire au pire en 2001 ; plus près de nous, ce fut aussi le cas de certains émetteurs souverains de la zone euro pour lesquels la dégradation de la solvabilité n’avait pas été anticipée.

2) Lorsqu’il s’est agi de noter des émissions structurées complexes dans les années 2006-2007, la complaisance des agences de notation l’a souvent emporté sur l’objectivité et l’impartialité. On ne rappellera jamais assez que mieux elles notaient l’émission, plus elles favorisaient la commercialisation de l’émission notée et plus elles touchaient de commissions de souscription. Cela a pu donner des résultats extravagants avec des dégradations de six à sept crans de certaines émissions en l’espace de quelques séances de marché

3) Il fut également difficile pour les agences de notation de prévoir l’effondrement des grandes "investment banks" américaines : faillite pour Lehman, sauvetage/absorption pour Bear Stearns et Merril Lynch. Le risque de crédit des banques est toujours difficile à appréhender pour les analystes crédit, car le risque de liquidité n’est pas suffisamment intégré dans l’appréciation du risque de solvabilité. Or, quand un établissement bancaire se retrouve en difficulté pour refinancer ses activités courantes, il peut-être souvent contraint de vendre des actifs en perte, ce qui soulage à court terme sa situation de liquidité, mais dégrade fortement sa solvabilité (les pertes impactent négativement le niveau des fonds propres). Si l’établissement ne vend pas pour ne pas extérioriser de pertes et donc pour ne pas diminuer ses ratios de solvabilité, il devra alors chercher à tout prix de la liquidité sur les marchés

 

 

La dette française pas très impactée à court terme par les dégradations de notes pour de multiples raisons

Ainsi la dette française ne serait pas en danger immédiat suite aux downgradings des agences de notation (dégradation de S&P le 13/01/2012 de AAA à AA, dégradation de Moody’s le 20/11/2012 de AAA à AA1, sans doute dégradation prochaine par Fitch…). Il existe plusieurs raisons à cela.

 

1) Les marchés savent que les investisseurs institutionnels ont des limites d’investissement par tranches de rating et que la dégradation de notation d’un émetteur de AAA à AA– , soit quand même trois crans, n’aurait pas d’incidence majeure sur leur comportement en matière d’allocation crédit. Les ventes forcées sur la dette française suite à abaissements de notation ne sont donc pas pour demain.

 

2) De même d’un point de vue réglementaire (entendez par là au sens de la solvabilité du Comité de Bale), il n’est pas plus pénalisant pour une banque ou un assureur d’être investi sur des notations AAA ou AA puisque la consommation de fonds propres exigée sera la même.

 

3) Et puis de manière plus générale, l’environnement de la réglementation bancaire protège les dettes d’état en général et donc tout particulièrement la dette française. C’est ce que l’on appelle plus communément la répression financière qui conduit les banques à surpondérer dans leurs portefeuilles financiers les dettes souveraines de leurs pays souvent au mépris des règles élémentaires de diversification des risques.

– Il y a d’abord la banque centrale qui accepte avec des décotes très faibles les papiers d’état en collatéral des prises en pension ordinaires ou extraordinaires

– Il y a surtout la future réglementation Bale 3 (décidément on en parle beaucoup, mais celle-ci devient incontournable tant sur des questions de futur modèle bancaire, de gestion de bilan bancaire, de mise en œuvre de stratégies d‘investissements sur les marchés financiers ou encore de politiques de maitrise des risques). En effet, à ce jour, l’une des principales réformes de Bale 3, à savoir la mise en place du futur ratio de liquidité LCR (pour liquidity coverage ratio) va renforcer la surpondération en titres d’état notés entre AAA et AA dans les portefeuilles des banques puisque ceux-ci auront un traitement privilégié dans la constitution d’une réserve d’actifs dits liquides.

 

4)Mais attention il pourrait exister, tout particulièrement dans le contexte français, une deuxième forme de répression financière avec des situations sournoises de renationalisation de la dette

– Les relèvements successifs du plafond du Livret A de 15300 euros à 19125 euros depuis le 01/10/2012 puis de 19125 à 22950 à partir du 01/01/2013 vont immanquablement accroître les excédents de liquidités de la direction des fonds d’épargne de la Caisse des Dépôts (puisqu’une bonne partie de cette épargne collectée par les banques est centralisée à la CDC) non employés à financer le logement social. Chacun se doute bien que ces excédents seront essentiellement utilisés à acheter des obligations d’état françaises.

Beaucoup de responsables politiques ou (ce qui est plus grave) d’observateurs de la vie économique se réjouissent que la dette publique française soit ainsi protégée. Si ceci peut rassurer à court terme, il est quand même navrant de constater que l’économie française aggrave ses handicaps structurels sur le moyen long terme avec une épargne privée qui finance de plus en plus les gaspillages publics.

Nous n’en sommes pas encore au stade d’évolutions législatives beaucoup plus contraignantes sur la liquidité des supports d’assurance vie investis en titres d’état de la zone euro en général et en emprunts d’état français en particulier. Mais on ne sait pas jusqu’où ira la répression financière, celle organisée par la réglementation prudentielle, mais aussi celle que les pouvoirs publics français sont en train de mettre le plus légalement du monde en place,

 

Donc tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes
Sauf que cela rend la dette publique française encore de plus en plus fragile à terme 2014 ? 2015 ? 2016 ?
Et malgré tout ce qui protège les titres d’état français, il n’est pas interdit de s’inquiéter dès à présent pour un certain nombre de raisons

– d’abord, une surévaluation en valeur absolue des emprunts d’état français. Franchement est-ce que des taux à 10 ans français à 2 % intègrent correctement les fondamentaux de l’économie française sur les années à venir : croissance de nature à diminuer le poids de la dette publique ; faibles risques inflationnistes ?

– ensuite une surévaluation en termes relatifs. Le spread de 0,60 % vis-à-vis du Bund 10 ans allemand intègre-t-il vraiment les divergences franco-allemandes sur nombre de sujets budgétaires, monétaires et européens ?

– Les éléments extraéconomiques que sont l’aversion au risque et l’éligibilité aux futurs ratios réglementaires seront-ils toujours aussi pertinents pour se ruer sur les dettes publiques

– Enfin le degré de dépendance élevé de la dette publique française vis-à-vis des investisseurs non-résidents n’inquièterait pas ou en tout cas inquièterait moins si l’on pouvait tracer des perspectives claires et lisibles sur la politique macroéconomique française : fiscalité, restauration de la compétitivité…

Pour l’heure, je remercie vivement le Cercle les Échos pour la confiance accordée tout au long de cet exercice 2012. Je souhaite à tous les auteurs et lecteurs du Cercle d’excellentes fêtes de fin d’année ainsi qu’une très bonne année 2013. Puisse ce Nouvel An nous apporter santé, bonheur et réussite et nous permettre de poursuivre nos réflexions sur les travers de nos sociétés et surtout les axes d’amélioration.

 

MORY DORE

Publié dans ALLOCATION D'ACTIFS

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